Forordet til "Mézières et Christin avec..."

PREFACE

JEAN-CLAUDE MEZIERES, DESSINATEUR
par Pierre Christin

  En apparance, tout est simple.

  Le dessinateur Jean-Claude Mézières occupe un rôle
central dans la bande dessinée française. Je dis bien
central. Ni plus, ni moins.

  Car on peut soutenir par example que son style se situe plutôt
à l'arrière-garde de cette avant-garde qui a
révolutionné le genre dans le s années 1960-1970:
des innovations nombreuses chez Jean-Claude, certes, mais dans le strict
respect de la tradition.

  Et, de ce point de vue, on peut dire aussi qu'il st franco-belge ou
plus exactement frontalier, comme ces ouvriers qui chaque jour du
côte de Tournai ou de Rocroi passent d'un pays à l'autre en
fonction de la nature du travailproposé. Attention: rien à
voir avec ce qu'on appellera plus tard la "ligne claire", qui
sera mise en oeuvre par de faux Belges investissant en clandestins un
système narratif qu'ils noyauteront rapidement à leur
avantage. En 1966, lorsqu'il débute à Pilote, Jean-Claude
est avant tout un Français à la recherce d'un discours
graphique original mais qui paye son écot aux grands
maîtres de l'epoque précédente, tout comme les
peintres français du quotidien au XIXe siècle ont reconnu
leur dette à l'égard d'une écoleflamande bien
antérieure.

LE DOMAINE DE L'EVIDENCE

  Rôle central également parce que le travail de
Jean-Claude ne porte guère aux excès, que ce soit dans la
louange ou dans la critique. Jamais tout à fait mode, jamais tout
à fait chic, jamais tout à fait légitime, mais
jamais non plus oublié, jamais détesté, et
finalement jamais dépassé, le dessin
mézièresque, dans son intense modestie, se trouve au coeur
même de ce qu'est la bande dessinée dans le s annèes
quatre-vingt.
  On peut même avancer que ce dessin appartient au domaine de
l'évidence incontournable: cadrage précis, refus du
détail inutile, dépouillement ornemental volontaire, tout
concourt à en faire l'archétype du dessin simple, trop
simple peut-être au goût de ceux qu'éblouissent
toujours les maniérismes passagers.
  Et pourtant... Que de virtuosité technique dans ce graphisme
épuré à mille lieues de toute innocence! Fuyant les
surcharges flamboyantes d'un Druillet, les incrustations, les
arabesques, les gargouilles et les guirlandes qui masquent
l'architecture de la page chez tant d'auteurs, Jean-Claude
Mézières ne se résout pourtant pas aux formes
pures, élégantes, d'une irréelle perfection, qui
restent l'apanage incontesté d'un Moebius quand elles ne se
dégradent pas en angélisme niais pour imagerie
néo-sulpicienne chez les suiveurs.
  Ni petit maître roman sans ambition confiné dans la
confection de chapelles péquenaudes pour rustauds de l'intellect,
ni zélateur de cette espèce de gothique international qui
a envahi la bande dessinée de science-fiction, Jean-Claude
propose en fait, discrètement mais infailliblement, un nouveau
rapport à l'objet dessin.

UNE APPARANCE DE LIMPIDITE

  Hérault d'une sorte de Quattrocento de la BD, il introduit l'un
des tout premieres, sans rompre avec le cadre fixé par
d'illustres prédécesseurs, d'incomparables inventions en
se positionnant systématiquement, entre autres choses, par
référence à l'histoire du champ lui-même (la
BD) et à l'histoire des autres arts. Parfaite connaissance des
techniques utilisées chez ceux qui l'ont amené à la
bande dessinée, goût de la citation picturale ou
cinématographique, maîtrise du langage architectural
élaboré, passion pour les formes naturelles vivantes ou
inertes, capacité d'analyse sociale reposant sur le socle visuel
farouchement réaliste de chaque case: c'est tout cet ensemble
d'éléments disparates en apparence qui fait d dessin de
Jean-Claude quelque chose d'homogène et en définitive,
sous son son apparence de limpidité, quelque chose d'inimitable
(quoiqu'ils soient nombreux à s'y être essayés ici
et là, pieusement ou crapuleusement...).
   Bref, tout est simple parce qu'il s'agit de la simplicité de
l'evidence. A tel point que, pour le lecteur pressé, ce dessin
semble presque - ce qui est un comble pour du dessin! - s'effacer de
lui- même tant il est au seul service de la narration et non point
occupé à s'exhiber pour ce qu'il est.
  En même temps cependant, rien n'est simple. Car, au-delà
de cet aspect à fois faussement translucide et en
réalitè hyperlucide du trait de Jean-Claude
Mézièrez, des choix rationnels et des pulsions opaques,
des engagements revendiqués et des mystères
occultés font vivre le récit de l'interieur.
  L'un des intérêts du présent album est justement
de regrouper (à l'exeption du premier épisode de
"Valérian" qui sera analysé ailleurs) diverses
histoires et illustrations qu'il a éalisées seul
(même si pour ceux que cela amuse, il n'est pas interdit de
chercher du Christin là où ce n'est pas dit, tout homme on
pourrait trouver du Mézièrez dans ce que j'ai
fabriqué dans mon à moi, ainsi va l'amitié *

* Sur nos méthodes de collaboration, on peut se reporter à
l'exeptionnelle contribution graphique que j'ai apportèe à
cet ouvrage. Exceptionnelle mais sans lendemain je le crains (voir pages
de garde). Cela dit, les lecteurs qui estimeraient que je peux faire
"Valérian" tout seul sont priés de
m'écrire chez l'editeur, qui transmettra. Il sera toujours
concevable le moment venu de reconsidérer bien des choses, y
compris la tenur de cette préface, hé, hé...


MYTHE FONDATEUR ET REPRESENTATION GRAPHIQUE

  Or, c'est sans doute au fil de courts récits solitaires, au
détour de quelque dessin pleine page isolé qu'on
comprendra mieux ce qui irrigue l'ensemble de l'oeuvre, qu'elle soit
menée avec un scénariste ou pas. En effet, Jean-Claude,
avec autant d'humilité que d'opiniâtreté, revient
toujours sur ce à quoi il croit profondément, et il
importe peu que ce soit de façon explicite ou implicite.
  Le mythe fondateur de son système de représentation,
c'est celui de l'Ouest américain, bien évidemment, comme
on pourra en juger à la lecture de nombreuses pages qui suivent.
Et ce n'est pas un hasard si au fin fond de l'espace ses colons ou
chasseurs, ses soldats et même ses robots ont si souvent des
gueules d'Amerloques. Seulement, prudence! Le mythe sur lequel il
s'appuie est riche, complet, à la fois imbibé de fantasme
et nourri de vécu, magnifié par Hollywood et
décapé par l'observation directe, hautement onirique et
parfaitement politique en somme.
  L'Ouest qu'a connu et que le temps et partout Jean-Claude, c'est celui
de la liberté de l'homme dans une nature vierge à
conquérir, celui d'une épopée qui sent la sueur du
travail des gens et des bêtes, celui d'un optimisme à tout
crin quand on regarde le ciel au-dessus de soi, le matin, avant
l'action. Mais c'est aussi celui de l'exclusin des femmes et des
faibles, de l'oppression des Indiens, de la dégradation du milieu
écologique, de la violence des pelotons d'execution de Salt Lake
City, de l'hypocrisie des Mormons fondamentalistes, de la guerre
toujours possible avec les ogives enfouies dans leurs silos du
désert.
  C'est-à-dire qu'en choissant l'Ouest comme territoire
privilégié de sa découverte du monde à un
moment essentiel de sa vie de jeunesse, en l'occurence juste avant de
devenir un producteur de bande dessinée, Jean-Claude s'est
doté des savoirs pratiques et théoriqus à la fois
nécessaires et suiffisants pour raconter tout les reste du
cosmos!

L'ASCETISME D'UN REGARD JUSTE

  Sans viser à l'énumération exhaustive, je peux en
évoquer quelques-uns, de ces savoirs. Esprit pionnier
confronté à un sol aride: le processus créatif de
Jean-Claude relève de l'analyse ergonomique sur la
pénibilité des tâches bien plus que du bavardage
enchanteur sur lesjoyeusetés de la vie d'artiste, dans la mesure
où chaque vignette, toujours longuement méditée,
souvent dix fois reprise, est soignée comme un petit jardin
à la française planté en plein dans les Rocheuses.

  Sentiment puissant de l'espace immense, ni hostile, ni accueillant,
mais destiné à être habité: l'infini domaine
de la matière na vaut que par ce qu'en font les créatures
qui y vivent, bonnes ou mauvaises, mais auxquelles il convient avant
tout de rendre justice par la précision quasi-etnographique du
détail visuel.

  Reconnaissance de l'altérité érigée en
sujet intouchable: la faune (de l'espace), la flore (du cosmos), les
non-humains (des planètes lointaines) sont traités avec le
strict respect qui s'impose devant le différence et l'on serait
bien en peine pour trouver chez Jean-Claude le moindre résidu
graphique de cette xénophobie à la fois rampante et
terrifiante qui imprègne tant d'histoires de science- fiction.
  Foi déclarée, enfin, dans certaines valeurs patiemment
construites à partir de son expérience sensible: horreur
de la guerre et rejet des appareils militaires, mépris des
systèmes contraignants et croyance aux individus, compassion
à l'égard des humbles et méfiance à
l'égard des puissants, éblouissement pudique face à
la féminité (synonyme de douceur et de beauté
rares, mais aussi d'astuce et de vraiedétermination tout aussi
rares) et dégoût visible pour tout ce qui reléve du
culte de la virilité (la brutalité, le bruit, la vitesse,
le mêtal, la chasse et, toujours,toujours, l'agression d'autrui).

  Tout cela, évidement, il en parle à sa façon. A
la fois laborieuse et invisible, douce et têtue. Il y a de
l'ascète chez Jean-Claude, voire de l'anachorète, et ce
n'est pas par accident que ses lieux de travail ressemblement à
ceux de ces grands mystiques toujours tentés par le
désert, par sa frugalité, par les rencontres improbables
mais poignantes qu'on y fait parfois d'êtres surgis de nulle part
au bord d'un arroyo calciné.

 Oui, au fond, peut-être que tout est simple dans le cas de Jean-
Claude Mézièrez, dessinateur. Mais, on l'aura compris,
cette simplicité n'a rien à voir avec le simplisme. Elle
est le fruit du regard à la fois plein de bonté et plein
de détachement de celui qui se trouve au milieu des choses de la
vie et au centre d'un genre auquel il a énormément
apporté. En l'occurrence la bande dessinée, qui
elle-même n'est pas le centre du monde. Et où le dessin
juste, qui est peut-être avant tout le dessin d'un homme juste,
même si c'est juste du dessin, n'est pas sans importance pour
faire en sorte qu'il ne tourne pas de façon trop
dégueulasse.

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